Une demi-siècle avant la naissance de H.P. Lovecraft, Cthulhu, Nyarlathotep et de nombreuses autres créatures cosmiques surgissaient au Japon autour du Mont Fuji, provoquant la panique des villageois. Katsushika Hokusai fut témoin de nombreuses de ces scènes d’épouvantes et en fit de magnifiques et monstrueuses estampes. Plus tard, effrayé par ces visions dantesques, il expurgea les estampes de ces créatures et la publication de la série « les trente-six vues du Mont Fuji » fut un énorme succès. Presque deux cents ans plus tard, un artiste japonais, Gōki Yamada (山田剛毅) – dit goking – redécouvre mystérieusement les estampes originales de Hokusai. A la vue de ces scènes de cauchemar, sa santé mentale en prend un sale coup, mais il ne peut résister au besoin irrepressible de les publier…
LES TRENTE-SIX VUES DES DIVINITES MALEFIQUES
C’est l’histoire qu’on pourrait imaginer à la lecture de deux ouvrages dont le titre « les trente-six vues des divinités maléfiques » (邪神三十六景 Jashin sanjūrokkei) donne le ton à ce pastiche horrifique. Ces deux livres au format 26×18 couverture souple, en japonais uniquement, ont été auto-édités par Gōki Yamada chez Gilman House en 2018 (référence en bas de page)
Ce livre est un hommage au trente-six vues du Mont Fuji, chef d’oeuvre de Katsushika Hokusai. J’ai ajouté une divinité du mythe de Cthulhu à chacune des trente-six vues de Tomitake, qui dépeignent avec audace la vie des gens aux alentours du Mont Fuji. Je sais que cela était superflu, mais je n’ai pu résister au désir enfantin de réunir ensemble ces deux passions. J’espère que ce livre touchera les personnes ayant les mêmes penchants.
Gōki Yamada, en introduction à l’ouvrage « les trente-six vues des divinités maléfiques » (邪神三十六景 Jashin sanjūrokkei)
La série originale d’estampes des 36 vues du mont Fuji (富嶽三十六景, Fugaku-sanjūrokkei) de Katsushika Hokusai (1760-1849) a été éditée entre 1831 et 1833, et comporte plusieurs estampes extrêmement célèbres, comme la grande vague de Kanagawa, ou bien encore le Fuji par temps clair. Avec une grande audace graphique, Hokusai dépeint l’homme vivant et travaillant au milieu de la nature, avec le Mont Fuji en arrière plan.
Pour chacune des estampes de cette nouvelle série horrifique, Gōki Yamada a imaginé une créature du mythe de Cthulhu surgissant dans la scène, au premier plan ou de manière plus discrète, et provoquant l’effroi et la terreur parmi les personnages.
Tsathoggua – La divinité terrestre tombée au sommet du Mont Fuji
COMMENTAIRES D’EPOQUE
Un petit texte en page de gauche décrit la scène que les japonais de l’époque Edo auraient pu vivre face à ces créatures mythiques issues des nouvelles de H.P. Lovecraft ou de ses « héritiers » comme Clark Ashton Smith ou Frank Belknap Long Jr. L’auteur a également ajouté une vue et une description de l’estampe originale d’Hokusai.
A tout seigneur tout honneur, le premier tome s’ouvre en page de droite sur une estampe de Cthulhu surgissant des flancs du Mont Fuji, et tendant un bras gigantesque et griffu.
C’était une chaude après-midi d’été. Ce jour-là, la ville d’Edo fut frappée par de nombreuses secousses sismiques qui se sont poursuivies toute la matinée. Les gens craignaient que ce fut le signe avant-coureur d’un tremblement de terre de plus grande ampleur.
C’est alors qu’Il apparut. Au début, Il ressemblait à un énorme cumulonimbus sortant du profil du Mont Fuji. Puis, sa présence écrasante frôla le Mont Fuji dans un grondement lointain semblable au tonnerre, son poing géant secoua la terre et déchira l’air. Il jeta un coup d’œil vers la ville d’Edo, se figea un instant avec une attitude désintéressée, puis partit en direction de la mer.
Les gens prirent conscience qu’il y avait des choses inaccessibles à l’intelligence humaine, comme les tremblements de terre et les typhons, mais aussi qu’il y avait une existence au delà. Que cette « chose » massive et intelligente existait dans la réalité.
Goki Yamada
SCENOGRAPHIE HORIFIQUE
L’intérêt de ces illustrations réside aussi dans la perturbation que les créatures génèrent dans la composition originale de Hokusai. Gōki Yamada ne s’est pas contenté d’ajouter un monstre dans la composition, il a également subtilement modifié la scénographie afin de lui donner une « authenticité horrifique ».
Comme par exemple le pêcheur de Kajikazawa qui, dans la version de Hokusai, est debout sur un rocher et lance ses lignes de pêche. Dans la version de Gōki Yamada, ce pêcheur se retrouve face à face à Dagon sortant des eaux, et en tombe à la renverse. Un effet comique bien dans le ton de certaines estampes de l’époque.
Ou bien encore:
- Une goule monstrueuse accrochée au faîte du temple Asakusa Honganji, et qui agrippe de sa patte arrière le cadavre d’un ouvrier venu réparer la toiture.
- Des voyageurs de la passe de Mishima dans la province de Kai, qui se tenaient autour du tronc d’un grand cèdre, et qui se retrouvent cul par dessus tête lorsqu’apparaît Shub-Niggurath.
- Un chien de Tindalos surgit d’un angle auprès de trois ouvriers qui travaillent dans la scierie de Honjo Tatekawa. Un des ouvriers se trouve alors très mal en point, le deuxième hurle de terreur en levant les bras, et le troisième disparait bel et bien !
LES CREATURES DU MYTHE
Les autres planches du premier tome nous permettent de voir tour à tour des Profonds dansant sur la rive d’une rivière, un Dhole qui s’enroule autour d’un pont à Fukugawa, des Mi-Go volant au dessus de promeneurs dans la montagne, des Choses Très Anciennes qui renversent une barque, ou bien encore un Shoggoth engloutissant un voyageur – quel contraste avec la beauté du Mont Fuji en arrière plan !
Le deuxième tome est du même acabit, et on retrouve d’autres créatures ou phénomènes étranges, comme la Couleur Tombée du Ciel obscurcissant la surface du lac Kawaguchi de son ombre inquiétante, un magnifique Hastur dans un ciel venteux de Ejiri dans la province de Suruga, ou bien encore l’horrible Ubbo-Sathla se déversant d’une roue à aube à Oden.
Ubbo-Sathla – La boue vivante se déverse
Ce deuxième tome s’achève en miroir de l’ouverture du premier tome, avec Nyarlatothep surgissant derrière un Mont Fuji parsemé d’éclairs.
Le Japon rend bien hommage au mythe de Cthulhu avec les bandes dessinées de Gou Tanabe, ou bien encore le jeu de rôle Call of Cthulhu qui est un des plus pratiqué. H.P. Lovecraft n’a pas écrit sur ce pays mais on pourrait croire qu’il avait vu certaines des estampes de Gōki Yamada quand il écrit dans « Les Montagnes Hallucinées » :
Dans l’après-midi, nous pénétrâmes dans le détroit de MacMurdo et jetâmes l’ancre au large de la côte, à l’ombre du Mont Erebus et de ses fumées. Le pic de scories s’élevait à environ douze mille sept cents pieds dans le ciel oriental, semblable à une estampe japonaise du Fuji-Yama, la montagne sacrée.
H.P. Lovecraft, les Montagnes Hallucinées, traduction David Camus
UN ARTISTE A SUIVRE
Goki Yamada réussit une série de planches fantastiques très belles, qui nous donnent envie de nous replonger à la fois dans les livres de Lovecraft, ainsi que dans l’univers des estampes de Hokusai, une très grande réussite !
Il continue son exploration graphique du mythe de Cthulhu, et publie régulièrement de petites illustrations humoristiques inspirées de cet univers, ainsi que de celui du jeu de rôle. Roll East vous encourage à aller voir sur son site Twitter, ainsi que sur le site de Gilman House où ses ouvrages et autres goodies sont en vente.
山田剛毅 Goki Yamada – Twitter / Tumblr / Gilman House